L’artiste en ironiste
The artist as ironist
Raphaël Cuir
communiquant par excellence, il est hyper-connecté, prêt à
découvrir les meilleurs talents avant tout le monde.
La vidéo Le vol évoque inévitablement le mythe d’Icare, car
« l’ironiste prend de l’altitude et se donne des panoramas
d’aéronaute9 ». Si l’on considère que l’artiste prête son
apparence à cet Icare, entre vol, chute libre et saut dans le
vide (allusion à celui d’Yves Klein), on peut établir une relation
à la série des Objets d’ego, et y voir une réflexion implicite sur
les risques de l’excès d’ego. L’installation rappelle également
que Dédale est le mythique ancêtre de l’art grec. Il incarne
la technè que Pascal Bauer maîtrise lui-même si bien pour
donner forme à ses oeuvres. Dédale est aussi celui qui avait
la réputation d’animer ses créations, s’il est l’ancêtre des
sculpteurs, l’animation de l’oeuvre pourrait en faire l’ancêtre
de l’art vidéo. Qui plus est, la vidéo est généralement un objet
dans l’oeuvre de Pascal Bauer, la projection est principalement
métaphorique.
C’est flagrant avec La foule, qui existe aussi sous une forme
réduite (tel un prototype) intitulée Petit marcheur (2009). L’auto
one performed by Yves Klein), we can establish a relationship to
the series of Ego Objects, and see in this an implicit comment
on the risks of an excess of ego. The installation also recalls
that Daedalus is the mythological ancestor of Greek art. He
embodies the technè that Pascal Bauer in turn masters so well
in giving shape to his works. Daedalus also had the reputation
of giving life to his creations; if he is the ancestor of sculptors,
giving life to the work might make him the ancestor of video
art. Furthermore, video is generally an object in Pascal Bauer’s
work: projection is primarily metaphorical.
This is blatant with La foule, which also exists in a smaller size
(like a prototype) entitled Petit marcheur (2009). Here Pascal
Bauer’s self-portrait is mostly used to suggest the generic
idea of human beings. This video loop of a naked man walking
against a white background, while the screen in turn moves
along an imposing metal beam, this endlessly repeated walk
– although this man pushes no boulder – evokes the universal
figure of Sisyphus. Are we not all Sisyphus, repeating so many
identical gestures every day?
Sisyphus is also present in the virtual bull of the video installation
called Le cercle. He comes and goes, stops, resumes, ever
L’autoportrait
de Pascal Bauer sert ici avant tout à suggérer l’idée
générique d’être humain. Cette boucle vidéo d’un homme nu
qui marche sur fond blanc, l’écran se déplaçant lui-même sur
une imposante poutre métallique, cette marche infiniment
répétée – même si cet homme ne pousse aucun fardeau –
évoque la figure universelle de Sisyphe. Ne sommes-nous pas
tous des Sisyphe répétant chaque jour combien de gestes
identiques ?
Sisyphe aussi le taureau virtuel de l’installation vidéo Le cercle.
Il va et vient, s’arrête, repart en décrivant toujours, de manière
aléatoire, le même cercle qui se creuse dans le sol, inscrivant
la trace durable de sa présence obsédante. Il semble pris au
piège de la technologie qui le met en mouvement. Elle est
l’inquiétante expression des systèmes de contrôle. Mais il y a
encore de l’espoir, il faut juste, avec Albert Camus, « imaginer
Sisyphe heureux10 ».
« […] Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux
et soulève les rochers11 ». Sur la voûte de pierre de la chapelle
du musée d’Art et d’Histoire de Saint-Denis, le buste géant
de l’artiste, répété trois fois, se prosterne – il s’incline d’avant
en arrière, infiniment – se cognant la tête contre un mur que
nous ne voyons pas, peut-être celui de l’obscurantisme et des
croyances qui bornent les horizons ? Tous des Sisyphe, que
sauve l’ironie : « c’est l’optimisme du pessimisme12 ».
following, in a random way, the same circle that digs into the
ground, leaving a lasting trace of his haunting presence. He
seems caught in a net and the technology that moves him. It
is the worrying expression of control systems. But there is still
hope; like Albert Camus, we just have to "imagine Sisyphus
happy"10.
"[…] Sisyphus teaches the greater loyalty that denies the gods
and lifts boulders"11. Over the stone vault of the chapel of
the Art and History Museum of Saint-Denis, the giant bust of
the artist, repeated three times, prostrates himself– bending
forward and backward, endlessly – beating his head against
a wall we do not see, perhaps that of obscurantism and the
limiting horizons of beliefs? Sisyphsus all, saved by irony: "it’s
the optimism of pessimism"12.
étonnant, qui hésite entre l’animal vivant, le trophée de
chasse, l’électroménager et l’arme à feu. L’aspirateur hybridé
souligne le ridicule des aspirations de ce héros de pacotille
en charentaises, que l’on imagine peu conscient des implications
de son adhésion à un modèle vidé de sens par la logique
mercantile qui multiplie systématiquement son image sur
tout support.
Les Objets d’ego de Pascal Bauer fonctionnent souvent comme
des prothèses encombrantes et confinant à l’absurde, par
lesquelles le corps se trouve plus empêtré qu’augmenté. Ils
sont, pour la plupart, ironiques, ils renvoient à une approche
capitaliste mercantile du corps « s’il est investi, observait Jean
Baudrillard, c’est pour le faire fructifier6 », quitte évidemment
à créer à cet effet des désirs superflus et leurs obsessions
corolaires, comme celle de la « virilité / féminité ». Ainsi
Tuning est conçue à partir d’un embout de pot d’échappement
chromé, le titre renvoyant à une pratique très mâle et
obsessive de fétichisation de l’automobile par sa personnalisation.
Arboré fièrement par un personnage qui prend des
poses ridicules, le cache-sexe qui en exhibe la présence ironise
sur l’affirmation clichée des attributs masculins, y compris
quand l’oeuvre est présentée sous sa « cloche de mariée en
verre » comme le précise ironiquement la légende de l’oeuvre.
Elle peut être rapprochée de l’appendice censé permettre de
s’asseoir et qui ajoute une queue à celui qui le porte debout,
comme on le voit avec le grassouillet et arrogant modèle d’Un
moment de détente.
Privilégiant la figure de l’antihéros, jouant volontiers de
l’autodérision, l’oeuvre de Pascal Bauer interprète avec
humour quelques figures mythiques. Mon berger peut être vu
comme un ironique portrait d’artiste. Dans leur ouvrage sur la
légende de l’artiste, Ernst Kris et Otto Kurz rappellent qu’« il
est constant que des artistes singuliers soient associés à
la condition de berger7 ». À partir de l’exemple de Giotto et
de bien d’autres artistes, les auteurs invitent à se souvenir
« du rôle attribué à ce métier dans la pensée mythique, de
l’image du héros en berger et de la tradition selon laquelle les
bergers recueillent et élèvent de jeunes garçons abandonnés,
appelés à être des héros8 ». Le berger est à la fois celui qui
deviendra un héros de l’art – Giotto est encore un tout jeune
berger quand il est découvert par Cimabue – et celui qui
les identifie. Avec son gilet en peau de chèvre équipé d’un
bouquet d’antennes, le berger-artiste de Pascal Bauer est un
slippers, whom we imagine is barely aware of the implications
of his affiliation to a model rendered meaningless by
the mercenary system that systematically slaps his image on
any media.
Pascal Bauer’s Ego Objects often function as unwieldy
protheses, confining to the point of absurdity, and in which
the body tends to be entangled rather than enhanced. Most
of them are ironic, making reference to a mercenary, capitalist
approach to the body, "if invested in", noted Jean Baudrillard,
"it is in order to make it productive"6, even if it obviously means
creating superfluous desires and the attendant obsessions to
that end, like "virility / femininity". For example, Tuning was
conceived from the end of a chrome muffler, the title referring
to a very male, obsessive practice of turning a car into a fetish
through personalization. Proudly worn by a character making
ridiculous poses, the G-string exhibiting its presence is ironical
about the stereotypical assertion of male attributes, including
when the work is shown under the glass bell jar known as
a "bride’s bell" in French, as ironically stated in the caption
description. It can be likened to the appendage supposedly
for sitting on, which also provides a tail if you wear it standing
up, as we see with the pudgy, arrogant model of Un moment
de détente.
Preferring the figure of the anti-hero, deliberately playing on
self-mockery, Pascal Bauer’s work humorously interprets some
mythical figures. Mon berger can be seen as an ironic portrait
of the artist. In their book on the myth of the artist, Ernst Kris
and Otto Kurz remind us that "it is a constant to associate singular
artists with the shepherd’s station"7. Taking the example
of Giotto and many other artists, the authors remind us "of the
role attributed to this occupation in mythology, of the image
of the hero as shepherd and the tradition whereby shepherds
sheltered and raised abandoned young boys, destined to become
heroes"8. The shepherd is both he who becomes a hero of
art – Giotto was still a very young shepherd when discovered by
Cimabue – and he who identifies them. With his goatskin vest
fitted with a bouquet of aerials, Pascal Bauer’s shepherd-artist
is a communicator par excellence; he is hyper-connected, ready
to discover the best talents before everyone else.
The video Le vol inevitably evokes the Icarus myth, because
"the ironist rises above and acquires an aeronaut’s overview"9.
If we consider that the artist lends his appearance to this Icarus,
between flight, freefall and jump into the void (allusion to the
Pascal Bauer’s work takes a lucid view of a world whose models,
particularly male models, are shaky to say the least. Its
force draws heavily on an irony "mortal to illusions"1, and while
it makes ample use of the self-portrait, it always has irony to
save us from "adoration of self"2. Pascal Bauer readily criticises
stereotypes and our conditioning, through works where
the message is generally qualified by "humorous irony": "it is
always humble to some degree; it is not bitter and it pacifies
the cruel antitheses of sarcasm, through conciliatory mediation"
3.
The irony often involves hybridization. Hybridization is one of
Pascal Bauer’s creative methods, specific to many contemporary
artists like Los Carpinteros, Jake and Dinos Chapman,
Rudi Mantofani, Pascale Marthine Tayou, Stéphane Thidet and
Sislej Xhafa, to name just a few4. A metaphorical extension of
organic hybridization, cultural hybridization5 is usually a hybridization
of categories. It crosses the heterogeneous and plays
on the oxymoron’s power of contrast, which it tempers and
smoothes out in the homogeneity of the work. Pascal Bauer’s
sculpture, Deep Captive, merges two weapons, a missile and
a club. The hybridization of the ages is remarkably expressed
by the hybridization of stainless steel, aluminium, wood and
flint (a technical feat in itself) in this temporal ellipsis, merging
prehistoric and modern times, as if cavemen rubbed shoulders
with guided missiles; the whole history of men’s killer instinct
is condensed into one object. The work’s visual strength, comparable
to that of the slogan, comes from the economy and
density that is the hallmark of rhetorical ellipsis.
The main attribute of the domestic Che Guevara (À nos grands
hommes) is again a hybrid, a quite astonishing Ego Object,
which hesitates between live pet, hunting trophy, household
appliance and firearm. The hybrid vacuum cleaner underlines
the ridiculousness of the aspirations of this tacky hero in carpet
L’oeuvre de Pascal Bauer pose un regard lucide sur un monde
dont les modèles, en particulier masculins, sont pour le moins
vacillants. Elle tire largement sa force de l’ironie « mortelle aux
illusions1 », et si elle recourt amplement à l’autoportrait c’est
encore avec l’ironie qui délivre « de l’adoration de soi-même2 ».
Pascal Bauer s’attaque volontiers aux stéréotypes comme à
nos conditionnements à travers des oeuvres dont le propos
est généralement nuancé par « l’ironie humoresque » : « elle
est toujours humble à quelque degré ; elle est sans aigreur et
pacifie, par une médiation conciliante, les cruelles antithèses
du sarcasme3 ».
L’ironie passe souvent par l’hybridation. L’hybridation est une
des méthodes de création de Pascal Bauer propre à nombre
d’artistes contemporains, comme Los Carpinteros, Jake et
Dinos Chapman, Rudi Mantofani, Pascale Marthine Tayou,
Stéphane Thidet, Sislej Xhafa, pour n’en mentionner que
quelques-uns4. élargissement métaphorique de l’hybridation
biologique, l’hybridation culturelle5 est généralement une
hybridation des catégories. Elle mêle l’hétérogène et joue de
la force de contraste de l’oxymore, qu’elle lisse et apaise dans
l’homogénéité de l’oeuvre. La sculpture de Pascal Bauer, Deep
Captive, associe deux armes, un missile et une massue.
L’hybridation des matières, l’inox, l’aluminium, le bois, le silex
(en soi une prouesse technique), exprime remarquablement
l’hybridation des époques dans cette ellipse temporelle qui
réunit en un même objet le temps préhistorique et le temps
contemporain, comme si l’homme des cavernes côtoyait
les missiles à tête chercheuse ; toute l’histoire de l’instinct
guerrier des hommes se condense en un seul objet. La force
visuelle de l’oeuvre, comparable à celle du slogan, tient de
l’économie et de la densité propre à l’ellipse rhétorique.
Le principal attribut du Che Guevara de salon (À nos grands
hommes) est encore un objet hybride, Objet d’ego très
1. V. Jankélévitch, L’Ironie, Paris, Flammarion, 1964, p. 181.
2. Idem, p. 182.
3. Idem, p. 172.
4. Voir Hybridation & art contemporain, collectif sous la direction de
R. Cuir, éd. Al Dante, 2013.
5. B. Stross, « The Hybrid Metaphor From Biology to Culture », in
Journal of American Folklore, 112, n° 445, « Theorizing the Hybrid »,
Summer 1999, p. 254.
6. J. Baudrillard, La Société de consommation, Paris, Denoël, 1970,
p. 204.
7. E. Kris et O. Kurz, La Légende de l’artiste (1934), Paris, Allia, 2010, p. 44.
8. Idem, p. 44. Ces romans des origines qui fondent l’idéal-type de
l’artiste relèvent de ce que Kris et Kurz désignent comme « la fable
"de la découverte du talent" », idem, p. 38.
9. V. Jankélévitch, op. cit., p. 161.
10. Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, essai sur l’absurde, Paris,
Gallimard, 1942, p. 168.
11. A. Camus, op. cit., p. 168.
12. V. Jankélévitch, op. cit., p. 162.
Montage du cercle au musée d’Art et d’Histoire de Saint-Denis, 2012.
The assembly of Le cercle at the Art and History Museum of Saint-Denis.